À ceux qui me demandent...
Pourquoi écrivez-vous ?
Pourquoi n'écrivez-vous pas, pourrait-on répliquer en bottant en touche.
Je vais répondre au plus court et presque au plus vrai : j'écris pour raconter des histoires.
C'est divertissant ou agaçant, c'est selon.
Ce n'est parfois pas une mince affaire, ça vous turlupine, souvent avec délicatesse, ou ça vous terrorise. Ça vous envoie des boutades et ça fanfaronne ! C'est assez capricieux, au fond, et c'est son charme, à l'histoire qui naît, d'être capricieuse.
Tellement capricieuse que parfois, tout semble s'échapper et le stylo reste en suspens.
Il faudrait écrire comme on fait ses gammes et puis, peut-être, à un moment inopiné, quelque chose de quasiment extravagant se produit : l'histoire s'étire sous vos yeux, mais rarement de tout son long. Avec des hoquets. Parfois en s'arrêtant net et pendant fort longtemps.
L'air de rien
On m'a dit : pas de nouvelles. Prouve que tu as du souffle, écris un roman.
Il en faut du souffle, pourtant, pour ne pas le perdre sur un laps de temps si court. Car si l'on s'essouffle justement, c'est terminé: le moindre temps mort est irrattrapable. La moindre fêlure est grossie mille fois, on y trébuche comme dans un gouffre et on en ressort au mieux, tout endolori, au pire, follement mécontent...
La nouvelle peut avoir la foulée ample ou brève. Elle peut avoir tous les rythmes jusqu'à ce point culminant qui fait tomber de haut (la "chute"), placé volontiers à la fin, qu'il faut amener sans trébucher et asséner comme par surprise, avec légèreté, presque avec insouciance, l'air de rien, vraiment. Peut-être est-ce cet air de rien qui lui donne l'air de peu. Mais l'écriture de fiction, ce n'est que cela : se donner l'air de ce qu'elle n'est pas.
D'un coup d'aile
C’est agaçant, tout à fait horripilant, mais je ne peux rien y faire. De désarroi, je fixe mon stylo qui ne me dit rien. Je ne jette même pas un œil à la page. Je fourrage dans ma tête, certains y parviennent fort bien : à la fin, eurêka, ils jubilent.
Il faudrait faire le gros dos, ne pas s’en inquiéter, se souvenir qu’on l’aime libre, son imagination, et un brin fantasque. La mienne est tout à fait indépendante : pour l'heure, elle joue à cache-cache et j’ai renoncé à lui courir après. Assise sur mon siège j’attends, l’air de rien, mais je ne la leurre pas et elle gambade je ne sais où.
Il y a peu, on s’est exclamé : « Mais où trouvez-vous donc vos idées ? ». Là est bien le problème : je ne les trouve pas, c’est exactement l’inverse.
Il y a longtemps je pensais avoir mis le doigt sur la solution. Une mélodie, un état émotionnel, et hop ! j'attrapais l'inspiration au lasso. Des années plus tard, je me suis rendu compte que je n’attrapais rien d'autre que la griserie des mots.
Le décor, aujourd’hui, est beaucoup plus aride : je ne me raccroche à rien. C’est ennuyeux à dire, mais c’est ainsi : cela vient, ou cela ne vient pas.
Et d’en conclure que je n’ai pas d’imagination ?
C’est tout à fait, terriblement, vrai. Je n’en ai pas, c’est elle qui est. Et en ce moment, elle se promène où cela lui chante. J’en cafarderais de dépit si je n’avais un naturel heureux.
Rafistoler les regards
Écrire de la fiction, cela consiste à inventer des histoires vraies.
Écouter les sons inaudibles sous le vacarme et regarder ce qu'il y a derrière les murs.
D'un seul coup le monde bruit de ce qu'on ne percevait pas.
Quatrième de couverture
Je fais court. Non par paresse ou désinvolture étudiée – je ne me donne pas (encore?) ce genre d'airs – mais parce que j'ai horreur de m'étaler.
Le tout est d'en avoir dit assez et de l'avoir dit assez bien pour atteindre l’objectif visé (oh, le vilain mot...).
C'est terrible, d'écrire avec un objectif.
Le message
Il y a quelque temps, j'ai surpris une conversation au restaurant entre deux convives, dont l'un soutenait avec fougue que tout texte littéraire comporte un message. Son absence ou sa présence semblait un des critères déterminants de ce qu'est un bon ou un mauvais livre.
Hemingway disait que lorsqu'il avait besoin d'envoyer un message, il allait à la poste.
Écrire permet au mieux de mettre en évidence ce qui pourrait passer inaperçu.
C'est tout.
La voix
Une fois qu’on pense avoir trouvé "sa voix", qu’on s’est exercé à la faire sonner, qu’on en aime le timbre et qu’on ne le perd pas, quelque chose de majeur se produit : on se sent « auteur ».
Cela procure un curieux sentiment de résistance, de force et de fragilité.
Car la voix fluctue, elle prend des virages inattendus, on ne la domine pas, on n’a même pas la certitude qu’elle ne partira pas un jour. Elle est comme l’imagination : tout à fait indépendante.
Les écrivains pipole
Alors que je participais à un dîner fort ennuyeux au cours duquel la conversation avait roulé platement sur les sujets les plus convenus, quelqu'un s'est exclamé à la cantonade: "De toute façon, un écrivain, c'est un pipole avec un stylo".
La dimension médiatique a donné une claque terrible à la dimension littéraire. L'écriture s'est vue subitement réduite à une peau de chagrin et, chagrinée, j'ai avalé une gorgée de vin (Dieu merci, un excellent Haut Médoc) et opposé un silence mou.
Peu m'importait les divagations de ce dîneur bourrelé de platitudes, mais il n'empêche qu'il avait posé – va savoir pourquoi, l'excès d'alcool de poire ? – la seule question intéressante de la soirée : qu'est-ce qu'un écrivain ?
L'écrivain est une sorte de fou qui ne peut pas s'empêcher d’écrire, dût-il en mourir d'épuisement.
J'ai ouvert un dictionnaire en rentrant et trouvé cette phrase de Valéry: "Un auteur, même du plus haut talent, connût-il le plus grand succès, n'est pas nécessairement un 'écrivain' ". Elle ne clouera pas le bec à un dîneur fat si vous en rencontrez un (ces gens-là ne se taisent jamais) mais elle fera réfléchir les autres.
Les entourloupes
C’est vous, ce personnage, n’est-ce pas ?
Allez savoir. La chose fabuleuse quand on écrit, c'est de pouvoir s'autoriser toutes les libertés. Je mens sans vergogne. Alors ne me demandez pas de détricoter le gilet.
La part de l'autre
On croit que l'écriture, c'est l'expérience de l'intime.
Non, non.
L'écriture, c'est un jeu.
Un jeu magnifique qui consiste à "faire comme si". Absolument : c'est un jeu d'enfants.
Le plus beau, c'est la part de l'autre.
Le réflexe d'identifcation collante
J’ai rencontré un grand lecteur dans mon bar à tapas préféré. Je buvais tranquillement mon Cairanne en attendant mon assiette de charcuterie et de fromage. Il m’a trouvée à son goût, ou bien n’avait pas envie de boire tout seul : toujours est-il qu’il s’est assis très courtoisement sur le haut tabouret à côté du mien et m’a proposé de m’offrir un deuxième verre.
Ensuite, tout a démarré très vite. J’ai su ce qu’il faisait dans la vie, j’ai appris dans la foulée qu’il était un grand lecteur mais je ne savais pas « grand » pourquoi, et que les écrivains étaient de sacrés névrosés. J’ai accueilli avec soulagement l’arrivée de nos verres et de mon assiette, ai trinqué poliment et gratifié la nourriture d’une mine ravie. En pure perte: il était lancé, j’ai eu droit au détail des névroses.
Si je n’avais pas siroté mon premier verre le ventre vide, je n’en serais pas là : j’aurais eu la présence d’esprit de décliner sa compagnie. Du coup, d’agacement, j’ai bu le deuxième verre trop vite. J’en ai appris de belles, des vertes et des pas mûres. Je suis rentrée, mon assiette à peine entamée, d’une humeur rendue sinistre par la faim, le vin bu trop vite et ces bêtises stupéfiantes.
Non satisfaits d’être porteurs de névroses, les écrivains s’en vantent. Soit. Ce n’est pas le pire et, après tout, il avait peut-être raison. Mais il était également convaincu que l’œuvre et l’auteur ne font qu’un. Un tout absolument et totalement indissociable. Bien collés l’un à l’autre, fondus dans une mayonnaise inextricable, ils n'ont même pas le loisir de se regarder en chiens de faïence.
Effectivement, l’œuvre vient bien de quelque part : de celui qui l’a produite. Une fois qu’on a dit cela, a-t-on tout dit ?
Eh bien à l’écouter, oui, c’est fini : on va chercher l’auteur partout, exiger des justifications et des analyses pour la moindre pensée qui a traversé l’esprit d’un personnage ou qu’assène la voix narrative. Pas un mot qu’il ne doive assumer comme étant le reflet de ce qu'il est. Et s’il s’en étonne (j’allais dire, « s’en défend »), commence à peine à prononcer le mot «fic-», qu’on le coupe immédiatement, qu’on se récrie: « Ah, mais vous l’avez écrit ! Tenez, je vous cite, c’est à la page... ». Et toc : imparable.
Le personnage est une vieille dame et l’auteur un homme fringuant d’une quarantaine d’années ? Et alors, c’est son boulot, à l’auteur : il invente. Mais au bout du compte, personne n’est dupe : c’est de lui qu’il parle.
D'ailleurs, depuis des années, les auteurs se racontent et le revendiquent. Ils ont humé l'air du temps : il faut parler de soi. On a plongé, lestés de plomb, dans la culture de l’égo. On célèbre le « moi » à coups de grand sourires vaguement humbles. Alors il n’est pas étonnant que les lecteurs aient acquis le réflexe d’identification collante.
C'est entendu: on n’invente pas à partir de rien. Pas plus qu'on ne le fait à tort et à travers. L’auteur et l’œuvre sont indissociables. Ils ne sont pas superposables pour autant. Prétendre qu’ils sont totalement indépendants serait absurde, mais il faudrait cesser de les souder comme des siamois. C’est sans doute à cause de cette vilaine et très agaçante manie que je défends avec un peu trop d'acharnement l’individualité de l'un et de l'autre.
J’avoue : j’éprouve le besoin farouche de conserver à l’auteur toute sa liberté. Car écrire de la fiction, c’est avoir accès à un espace inouï et vertigineux.
Et je vais vous dire : les auteurs non plus ne sont pas dupes.